J’ai voulu ranger le tiroir de mon bureau. Si l’événement mérite que l’on s’y arrête, c’est ce que j’y ai trouvé qui me ramène à vous. Au-dessus des dossiers, cartouches d’encre et autres matières ‘urgentes’, deux autocollants.
Tous les deux, malgré des provenances différentes, affirment ce qui, alors, était une évidence : « Je suis Charlie ».
L’occasion de me rendre compte que si le temps passe vite, les bonnes intentions ne font pas long feu.
Au lendemain de la tragédie du 7 janvier, les journaux belges faisaient le bonheur des producteurs d’autocollants en proposant dans leurs éditions du week-end un moyen d’affirmer son appartenance à cette partie du monde qui est désormais Charlie. Le surlendemain, des millions de personnes redécouvraient les joies de la promenade dominicale pour affirmer leur adhésion à des valeurs aussi évidentes que la tolérance, le respect ou le refus des amalgames.
Septante-deux heures plus tard, les premiers dérapages faisaient leur apparition. Des journalistes affirmèrent que l’on était Charlie ou que l’on devait être ramené dans le droit chemin, niant par là le droit de chacun à avoir ses propres sentiments. D’autres confondirent – montrant un excès de poujadisme évident, mais sans doute vendeur – justice avec exécution, même si celle-ci pouvait sembler nécessaire.
Comme pour s’excuser de ne pas avoir été là pour protéger les caricaturistes des djihadistes, des millions de personnes se sont précipitées chez leur libraire pour s’arracher ‘le’ numéro historique de Charlie Hebdo. Sans doute le seul qu’elles liront dans leur existence. D’aucuns en profiteront pour insulter vertement le kiosquier, seul bouc émissaire visible permettant de passer sa rage face à l’impossibilité des rotatives de produire plus d’exemplaires. Plus de deux cent mille autres s’abonnèrent à l’hebdomadaire satirique, incapables de dire ce qu’ils y trouveraient puisqu’ils ne l’avaient jamais lu, mais sans doute heureux de pouvoir s’arguer du titre de sauveur de la liberté d’expression.
Dans l’empressement à affirmer leur attachement à Charlie, ils ont oublié qu’ils auraient pu aussi se pencher vers un autre journal, tout autant fer de lance de cette fameuse liberté d’expression et qui montre bien des difficultés à survivre à l’engouement pour le tout gratuit. Dans le même temps, on ne peut mettre leur honnêteté en doute lorsqu’on voit certains magazines continuer à arborer un « Je suis Charlie » à côté de titres tout aussi racoleurs que « Un ventre plat en moins de cinq jours » ou « Cinq conseils pour des vacances de ski réussies ».
Il n’aura donc fallu que quelques jours pour que cette belle solidarité vole en éclats. Les personnes mettant en doute l’intérêt de la ‘Une’- provocatrice, revancharde, sincère ? – du Charlie des survivants se sont fait insulter par des intellectuels confondant libre pensée et obligation de penser comme eux, voire pensée unique. Des gamins se sont fait molester, certains à coups de battes de base-ball, en osant émettre leur opinion.
La presse, les journaux télévisés ont bien eu un sursaut vénal de citoyenneté le 7 février, commémorant déjà le premier mois des ‘événements’, laissant entendre que, chaque année, nous aurons droit au couplet sur les attentats de Paris comme c’est le cas pour les attentats du 11 septembre.
Les images ‘fortes’ seront montrées et montrées encore pour attirer un public le plus large possible, tout en se gardant de lui dire que le but ultime est de vendre la publicité avant et après le journal ou dans les pages précédant ou suivant cette non-information.
L’humain semble ainsi fait qu’il doit s’opposer à l’autre pour exister et ce n’est pas une vingtaine de morts qui y changera quoi que ce soit.
J’ai refermé mon tiroir. Curieusement, j’ai quelques difficultés à jeter des autocollants que je ne collerai jamais nulle part.